12

CE soir-là, quand Allart rejoignit les membres de son cercle dans la salle basse de Hali, il les trouva tous surexcités, parlant à la fois, ceux qui avaient travaillé avec lui ce matin-là et tous les autres. À travers la salle, il croisa le regard de Renata ; elle était pâle d’inquiétude. Il demanda à Barak, qui se tenait en dehors du groupe :

« Qu’y a-t-il, que s’est-il passé ?

— La guerre est de nouveau sur nous. Les Ridenow ont lancé une attaque, avec des archers et des flèches de feuglu, et le château de Hastur, dans les monts Kilghard, est assiégé et assailli par des engins aériens et des incendiaires. Tous les hommes valides devant allégeance à Hastur et à Aillard sont partis combattre les incendies qui font rage dans la forêt ou défendre le château. Nous avons reçu la nouvelle par les relais de Neskaya. Arielle était dans les réseaux de relais et elle a entendu…

— Dieux tout-puissants ! » s’exclama Allart, et Cassandra s’approcha de lui inquiète.

« Le seigneur Damon-Raphaël va-t-il t’envoyer chercher, mon époux ? Devras-tu aller à la guerre ?

— Je ne sais pas. Je suis resté assez longtemps au monastère pour que mon frère puisse penser que je ne suis pas assez expert en stratégie et en tactique, et préférer qu’un autre de ses écuyers commande les hommes. »

Il se tut, songeant : Si l’un de nous deux doit partir, peut-être vaut-il mieux que j’aille à la guerre. Si je ne reviens pas, elle sera libre et nous serons sortis de cette impasse sans espoir. La jeune femme levait vers lui des yeux pleins de larmes mais il garda un visage froid, impassible, l’expression disciplinée et impersonnelle d’un moine.

« Pourquoi ne te reposes-tu pas, ma dame ? Renata a dit que tu pouvais tomber malade. Ne devrais-tu pas rester au lit ?

— J’ai entendu parler de la guerre et j’ai eu peur », murmura-t-elle en cherchant à lui prendre la main il la lui retira et se tourna vers Coryn.

« Je pense que tu serais plus utile ici, Allart, dit le gardien. Tu dégages une force qui rend notre travail plus facile, et comme la guerre a de nouveau éclaté, nous allons sûrement devoir faire du feuglu pour l’armement. Et puisque nous allons perdre Renata…

— Nous perdrons Renata ?

— Oui. Elle est neutre dans cette guerre ; son père a déjà fait savoir par les relais qu’elle doit être renvoyée chez elle avec un sauf-conduit. Il veut qu’elle quitte immédiatement la zone des combats. Je suis toujours navré de perdre une bonne surveillante, ajouta Coryn, mais je crois qu’avec un bon entraînement, Cassandra sera aussi habile. La surveillance n’est pas difficile et Arielle est meilleure comme technicienne. Crois-tu, Renata, que tu auras le temps d’instruire Cassandra avant de partir ?

— Je vais essayer. Je resterai aussi longtemps que je pourrai. Je ne veux pas quitter la tour. »

Renata regarda Allart avec détresse et il se souvint de ce qu’elle lui avait dit le matin même. Il lui prit affectueusement les mains.

« Je regretterai de te voir partir, ma cousine.

— Je préférerais rester ici avec toi. Ah ! si seulement j’étais un homme et libre de choisir !

— Les hommes ne sont pas libres non plus, Renata, pas libres de refuser la guerre et ses périls. Moi qui suis un seigneur de Hastur, je puis être envoyé contre mon gré au combat, comme le dernier des vassaux de mon frère. »

Ils restèrent un moment ainsi, en se tenant les mains, inconscients du regard de Cassandra posé sur eux et ils ne la virent pas non plus quitter la salle. Coryn s’approcha d’eux.

« Comme nous allons avoir besoin de toi, Renata ! Le seigneur Damon-Raphaël nous a déjà envoyé une commande de feuglu et j’ai imaginé une arme nouvelle que j’ai hâte d’essayer. »

Il alla s’asseoir nonchalamment dans l’embrasure d’une fenêtre, aussi joyeux que s’il mettait au point un nouveau jeu ou un nouveau sport.

— Un système téléguidé, installé sur une matrice-piège pour ne tuer qu’un ennemi particulier, de sorte que si nous visions – par exemple – le seigneur de Ridenow il ne servirait à rien à son écuyer de lui faire un bouclier de son corps. Naturellement, il nous faudrait connaître sa manière de pensée, ses radiations grâce à un de ses vêtements, volé, peut-être, mieux encore un bijou qu’il aurait porté à même la peau, ou en sondant un de ses hommes fait prisonnier. Une telle arme ne blessera personne d’autre, car uniquement sa manière de pensée particulière pourra la faire exploser ; elle volera vers lui, et lui seul, et le tuera. »

Renata frémit et Allart lui caressa distraitement la main.

« Le feuglu est trop difficile à faire, déclara Arielle. J’aimerais bien qu’ils trouvent une meilleure arme. Il nous faut d’abord extraire la matière rouge du sol, puis la séparer atome par atome en la distillant à une chaleur élevée, et c’est dangereux. La dernière fois que j’y ai travaillé, un des récipients de verre a explosé ; heureusement, j’avais des vêtements protecteurs mais tout de même… »

Elle étendit sa main et montra une vilaine cicatrice ronde, profonde.

« Ce n’était qu’un fragment, un grain, mais il m’a brûlée jusqu’à l’os et il a fallu opérer. »

Coryn porta cette main à ses lèvres.

« Tu portes une honorable cicatrice de guerre, preciosa. Bien peu de femmes en ont. J’ai imaginé des récipients qui ne se briseront à aucune température ; nous y avons tous jeté un sort de fermeté pour qu’ils ne puissent éclater quoi qu’il arrive. S’ils se fêlaient ou même se cassaient, le charme lierait les morceaux pour qu’ils n’éclatent pas et ne blessent personne.

— Comment as-tu fait cela ? demanda Mira.

— C’était facile. Tu fixes leur forme avec une matrice pour qu’ils ne puissent en prendre aucune autre. Ils peuvent se fêler, leur contenu peut suinter, mais ils ne peuvent pas voler en morceaux. Si par hasard, ils éclataient, tôt ou tard les morceaux se poseraient très doucement – nous ne pouvons mettre totalement en suspens la gravité – mais ils ne voleraient pas avec assez de force pour blesser. Pour travailler avec une matrice de niveau neuf, comme il le faut pour raffiner le feuglu, nous avons besoin d’un cercle de neuf personnes et d’un technicien ou, mieux encore, d’un autre gardien pour maintenir le charme de fermeté sur les récipients. Je me demande, ajouta Coryn en se tournant vers Allart, si tu ne pourrais pas être gardien, avec de l’entraînement.

— Je n’ai pas une telle ambition, mon cousin.

— Pourtant, cela te mettrait à l’abri de la guerre, dit franchement Coryn, et si tu éprouves du remords souviens-toi que tu seras plus utile ici et qu’il y a des risques. Aucun de nous n’est exempt de cicatrices. Regarde ! (Il leva les mains, montrant la trace d’une profonde brûlure.) J’ai reçu un retour de flamme, une fois, un technicien avait commis une faute. La matrice était comme un charbon ardent. J’ai cru qu’elle allait me brûler jusqu’aux os comme du feuglu. Quant à la souffrance… Ma foi, si nous devons travailler par cercles de neuf, nuit et jour, pour fabriquer des armes, nous allons souffrir et nos femmes avec nous, car il faudra y passer un temps considérable. »

Arielle rougit tandis que les hommes se mettaient à rire tous bas ; ils savaient tous ce que voulait dire Coryn : l’autre principal effet du travail de matrice était, pour les hommes, une longue période d’impuissance. En voyant le sourire figé d’Allart, Coryn rit encore.

« Nous devrions peut-être tous être moines, entraînés à supporter cette privation aussi bien que le froid et la faim ! Allart, dis-moi, j’ai entendu dire qu’à ton retour de Nevarsin vous avez été attaqués par une machine à feuglu qui a explosé, et que tu as réussi à la détourner pour qu’elle explose assez loin. Parle-m’en un peu. »

Allart raconta ce qu’il se rappelait de l’incident et Coryn hocha gravement la tête.

« J’ai songé à un tel projectile, en envisageant de le faire ultra-fragile pour le remplir de feuglu ou de tout autre incendiaire ordinaire. J’en ai un qui mettra le feu à une forêt entière, afin que l’ennemi soit obligé d’abandonner les hommes pour lutter contre l’incendie. Et j’ai une arme comme ces gouttes curieuses que font nos artisans, qui peuvent être frappées avec un marteau ou piétinées par des bêtes, sans se casser, alors que le moindre frôlement contre leur longue queue de verre les brise en mille morceaux. On ne peut pas faire exploser cette arme prématurément comme tu l’as fait pour le projectile envoyé contre ton père, parce que rien, rien ne peut la faire exploser si ce n’est les propres pensées de celui qui l’a envoyée. Je ne regrette pas la fin de la trêve. Nous aurons l’occasion d’essayer ces armes quelque part !

— Les dieux veuillent qu’elles ne puissent jamais être ! s’exclama Allart avec ferveur.

— Ah ! voilà le moine qui parle ! railla Barak. D’ici quelques années tu seras guéri de telles sottises traîtresses, mon garçon. Ces usurpateurs de Ridenow qui voudraient envahir nos Domaines sont nombreux et féconds, certains ont six ou sept fils, tous batailleurs et assoiffés de conquêtes territoriales. Des sept fils de mon père, deux sont morts à la naissance et un autre quand le laran lui est venu à l’adolescence. Pourtant, il me semble que c’est presque pire d’avoir de nombreux fils qui arrivent à l’âge adulte, si bien qu’il faut morceler le domaine pour les nourrir tous, ou alors les obliger à partir au loin, comme le font les Ridenow, à la recherche de nouveaux territoires à conquérir et à soumettre. »

Coryn sourit sans la moindre trace d’amusement.

« C’est vrai. Un fils est indispensable, tellement qu’on ferait n’importe quoi pour assurer sa survie ; mais si deux vivent, c’est trop. J’étais le cadet et mon frère aîné est fort heureux que je vive ici comme gardien, sans pouvoir sur les grands événements de notre temps. Ton frère est plus gentil, Allart, au moins il t’a donné en mariage.

— Oui, mais j’ai juré de soutenir ses prétentions au trône, si jamais il arrivait malheur au roi Régis, que son règne dure longtemps !

— Son règne n’a déjà que trop duré, dit le gardien d’un des autres cercles. Mais je n’envisage avec aucun plaisir ce qui arrivera quand ton frère et le prince Félix commenceront à se battre pour le trône. La guerre avec Ridenow est assez mauvaise, mais une guerre fratricide dans le domaine de Hastur serait infiniment pire.

— Le prince Félix est emmasca, à ce qu’on dit, intervint Barak. Je ne crois pas qu’il luttera pour garder sa couronne, les œufs ne peuvent se battre contre des pierres !

— Il ne risque trop rien tant que le vieux roi est en vie, estima Coryn, mais ensuite, ce ne sera qu’une question de temps avant qu’il soit défié et exposé. Je me demande qui ils ont bien pu soudoyer pour qu’il soit nommé héritier. Mais peut-être as-tu de la chance, Allart, car ton frère avait un assez grand besoin de ton soutien, pour te trouver une femme, ravissante et séduisante par-dessus le marché.

— Je croyais l’avoir vue ici tout à l’heure, dit l’autre gardien. On dirait qu’elle est partie. »

Allart se retourna de tous côtés, soudain pris d’un pressentiment sans nom. Un groupe des plus jeunes femmes de la tour dansaient à l’extrémité de la longue salle ; il avait cru Cassandra avec elles. De nouveau, il la vit morte dans ses bras… mais il chassa l’image, pensant que ce n’était qu’une illusion née de sa peur et de son trouble mental.

« Elle est peut-être remontée dans sa chambre. Renata lui a conseillé de garder le lit, car elle ne se sentait pas bien, et j’ai même été surpris qu’elle descende ce soir.

— Mais elle n’est pas dans sa chambre », dit Renata qui revenait vers eux et elle pâlit en captant la pensée d’Allart. « Où a-t-elle pu aller ? Je suis partie à sa recherche, pour voir si elle voulait que je l’entraîne à être surveillante, elle n’est nulle part dans la tour.

— Miséricordieuse Avarra ! »

Soudain, les divers avenirs assaillirent Allart et il sut où Cassandra était allée ; sans un mot d’excuses, il sortit en hâte de la salle, se précipita dans les couloirs, franchit le champ de force et sortit de la tour.

Le soleil, un énorme globe cramoisi, semblait posé comme un brasier sur les lointaines collines et couvrait le lac de flammes.

Elle m’a vu avec Renata. Je n’ai pas voulu lui prendre la main, alors qu’elle pleurait ; j’ai embrassé Renata sous ses yeux. Par simple amitié, comme j’aurais réconforté une sœur, uniquement parce que je pouvais toucher Renata sans cette souffrance d’amour et de remords. Mais Cassandra a vu et n’a pas compris…

Il cria son nom mais ne reçut aucune réponse, seulement le doux clapotis des eaux de nuages. Il se débarrassa de son manteau et se mit à courir. Tout au bord du sable, il trouva deux petites sandales à talons hauts, teintes en bleu, non pas jetées au hasard mais soigneusement posées côte à côte, comme si elle s’était agenouillée là, retardant le moment. Allart ôta ses bottes et entra dans le lac.

Les singulières eaux nébuleuses le recouvrirent, diffuses, étranges, et une sensation d’épais brouillard l’environna. Il le respira, éprouvant la curieuse ivresse qu’il provoquait d’abord. Il y voyait très bien, comme à travers une légère brume matinale. Des créatures brillantes – poissons ou oiseaux ? – passaient près de lui, leurs étincelantes couleurs vert et orange ne ressemblant à rien de ce qu’il avait jamais vu, sinon à ces lumières sous les paupières quand il avait pris une dose de kirian, la drogue télépathique qui ouvrait le cerveau… Allart sentit ses pieds se poser légèrement sur le fond herbeux du lac et il se mit à courir.

Quelque chose était passé par là, oui. Les poissons-oiseaux se rassemblaient, dérivaient dans les courants nuageux. Les pieds d’Allart s’alourdirent. Le gaz dense du nuage commençait à l’oppresser. Il poussa un cri désespéré : « Cassandra ! » Le nuage du lac ne portait pas les sons ; il avait l’impression d’être au fond d’un puits très silencieux, le silence l’entourait et le submergeait. Jamais, même à Nevarsin, il n’avait connu pareil silence. Les poissons-oiseaux flottaient autour de lui, sans bruit, curieux, leurs couleurs iridescentes éveillant des images dans son cerveau. Il avait le vertige, la tête légère. Il se força à respirer, en se souvenant que, dans cet étrange nuage gazeux du lac, il n’existait pas cet élément qui déclenche le réflexe de la respiration. Il devait aspirer par un effort de volonté ; son cerveau se refusait à faire respirer son corps automatiquement.

« Cassandra ! »

Un vague scintillement, lointain, presque agacé…

« Va-t’en ! »… et puis plus rien.

Respire ! Allart se fatiguait ; les herbes devenaient plus hautes, plus serrées, il devait se frayer un passage. Respire ! Aspire et expire, n’oublie pas de respirer… Une longue algue visqueuse s’enroula autour de sa cheville et il dut se baisser pour s’en dégager. Respire ! Il se força à marcher, alors que les poissons-oiseaux aux vives couleurs se massaient autour de lui, leurs teintes se brouillant devant ses yeux. Son laran l’envahit, comme toujours lorsqu’il était inquiet ou fatigué, et il se vit sombrer, couler à pic dans le gaz et la vase, se coucher immobile et satisfait, s’asphyxier dans une paix béate parce qu’il ne savait plus comment respirer… Respire ! Il lutta pour aspirer une grande goulée de gaz humide, en se répétant qu’il pouvait soutenir indéfiniment la vie ; le seul danger était d’oublier de respirer. Cassandra en était-elle déjà arrivée là ? Gisait-elle, mourant doucement – d’une mort bienheureuse et sans douleur – au fond du lac ?

Elle voulait mourir et je suis coupable… Respire ! Ne pense à rien d’autre, qu’à respirer…

Il se vit émerger du lac en portant Cassandra inerte, ses longs cheveux noirs ruisselant sur son bras… il se vit penché sur elle, allongé dans les herbes ondoyantes au fond du lac, la prendre dans ses bras, se laisser aller à côté d’elle… plus de laran, plus de soucis, plus de peur, la malédiction familiale à jamais finie pour eux.

Les poissons-oiseaux s’agitèrent autour de lui. À ses pieds, il vit un scintillement de bleu, une couleur jamais vue dans les profondeurs du lac. Etait-ce la longue manche de la robe de Cassandra ? Respire… Allart se pencha sur elle. Elle était couchée sur le côté, immobile et les yeux ouverts, un léger sourire heureux aux lèvres, mais déjà elle n’y voyait plus. Le cœur serré, il la souleva. Elle était inconsciente, évanouie, son corps ballottant contre le sien parmi les algues. Respire ! Respire dans sa bouche ; c’est le gaz de notre haleine expirée qui déclenche la respiration… Allart resserra son étreinte, posa sa bouche sur les lèvres de Cassandra et lui souffla dans les poumons. Comme par réflexe, elle aspira profondément, une fois, et redevint inerte.

Il la souleva pour la ramener en suivant le fond du lac, dans la pénombre brumeuse rougie par le couchant et soudain, il fut pris de terreur. Si la nuit tombe, si le soleil se couche, je ne retrouverai pas le chemin du rivage dans l’obscurité. Nous mourrons ici, ensemble. De nouveau, il lui souffla de l’air dans la bouche ; de nouveau, il la sentit respirer. Mais elle avait perdu son mécanisme respiratoire automatique et il ne savait pas pendant combien de temps elle pourrait survivre, même avec l’oxygène qu’il la forçait à inspirer par réflexe, tous les deux ou trois pas, en lui soufflant dans la bouche. Il devait se hâter, avant que la nuit ne tombe. Il se débattit dans l’obscurité croissante, serrant Cassandra dans ses bras, mais il devait s’arrêter à chaque instant pour recommencer le bouche à bouche. Son cœur battait. Si seulement elle respirait… si seulement il pouvait la ranimer assez pour qu’elle n’oublie pas de respirer…

Les derniers pas furent un cauchemar. Cassandra était menue mais Allart n’était ni très grand ni très fort. Comme le nuage brumeux devenait moins profond, il renonça finalement à la porter et la traîna, en se baissant pour la soutenir sous les épaules, s’arrêtant tous les trois pas pour insuffler de l’air dans ses poumons. Enfin, sa tête émergea à la surface et il aspira convulsivement de l’air, dans un râle. Au prix d’un dernier effort il saisit Cassandra et lui tint la tête hors du nuage, il chancela vers la rive et s’écroula enfin à côté d’elle dans l’herbe. Il respira dans sa bouche, en pressant ses côtes, et au bout d’un moment, elle frémit, gémit et laissa échapper un curieux vagissement, semblable au cri d’un nouveau-né dont les poumons s’emplissent d’air pour la première fois. Puis il l’entendit se remettre à respirer normalement. Elle était toujours inconsciente mais au bout de quelques minutes, dans l’obscurité envahissante, il sentit ses pensées effleurer les siennes. Elle murmura faiblement, dans un souffle :

« Allart ? C’est toi ?

— Je suis là, mon amour.

— J’ai si froid. »

Allart ramassa le manteau qu’il avait jeté et en enveloppa sa femme. Il la tint contre lui, bien serrée, en lui murmurant désespérément des mots tendres.

« Preciosa… bredhiva… mon trésor, ma chérie, pourquoi… comment… j’ai cru t’avoir perdue pour toujours. Pourquoi as-tu voulu me quitter ?

— Te quitter ? Non, chuchota-t-elle. Mais c’était si paisible dans le lac, je voulais simplement y rester à jamais, dans le silence, ne plus avoir peur, ne plus pleurer. J’ai cru t’entendre, qui m’appelais, mais j’étais si lasse…, je me suis simplement allongée pour me reposer un peu mais j’étais si épuisée, je ne pouvais pas me relever… Je n’arrivais plus à respirer et j’avais peur… Et puis tu es venu… mais je savais que tu ne m’aimais pas.

— Moi, ne pas t’aimer ? Ne pas te désirer ? Cassandra !… »

Allart ne put en dire plus. Il l’étreignit et baisa ses lèvres glacées.

Quelques minutes plus tard, il la reprit dans ses bras et la porta dans la tour, en traversant la salle du bas. Les autres membres des cercles de matrices qui s’y tenaient assemblés le regardèrent avec stupéfaction mais un signe, dans les yeux d’Allart, les retint de parler ou de s’approcher d’eux. Il sentit que Renata les observait, il sentit la curiosité et l’horreur qu’ils ressentaient tous. Brièvement, sans y penser, il se vit tel qu’il devait leur apparaître, trempé, dépenaillé, pieds nus, les vêtements mouillés de Cassandra imbibant le manteau dans lequel il l’avait enroulée, ses longs cheveux noirs dégouttant d’humidité et d’algues emmêlées. Devant sa sombre expression, ils s’écartèrent quand il traversa la salle et monta par le grand escalier ; il ne monta pas dans la chambre où Cassandra avait dormi seule, depuis leur arrivée, mais suivit le long corridor jusqu’à sa propre chambre à l’étage inférieur.

Il ferma la porte au verrou derrière lui et déposa sa femme sur le lit, la déshabilla, l’enveloppa chaudement dans les couvertures. Elle était immobile comme une morte, pâle, ses cheveux humides étalés autour d’elle sur l’oreiller.

« Non, souffla-t-elle quand il la caressa de ses mains tremblantes. Tu dois quitter la tour et tu ne me l’as même pas dit. J’ai pensé qu’il vaudrait mieux mourir que de rester seule ici, avec tous les autres qui se moqueraient de moi, sachant que j’étais mariée mais non pas ta femme, que tu ne m’aimais pas et ne me désirais pas.

— Moi, ne pas t’aimer ? répéta Allart. Je t’aime comme mon bienheureux ancêtre aimait la fille de Robardin sur les rives de Hali, il y a des siècles. Moi, pas te désirer, Cassandra ? »

Il la serra contre lui et la couvrit de baisers et il sentit que ces baisers la ranimaient, lui rendaient la vie tout comme l’air de ses poumons la lui avait rendue dans les profondeurs du lac. Il était presque au-delà de toute raison, de toute réflexion, il oubliait leur serment, mais une dernière pensée désespérée lui traversa l’esprit avant qu’il écarte les couvertures.

Je ne pourrai jamais me séparer d’elle, maintenant. Miséricordieuse Avarra, aie pitié de nous !

Reine des orages
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